Juste-à-temps, jusqu’à quand?

Publié le par Louis-Félix Bergeron

D’où vient le mode d’organisation manufacturière « juste-à-temps »? Quel avenir peut-on entrevoir pour ce type de gestion?

 

La gestion de la production manufacturière peut s’organiser selon différents principes ou méthodes. La méthode « juste-à-temps » (ou just in time, en anglais) est probablement la plus connue au Québec et en Amérique du Nord puisque c’est celle qui prévaut actuellement dans l’industrie. Mais quelle est l’origine de ce mode d’organisation de la production? Comment en est-il venu à s’imposer dans l’industrie? Quel avenir peut-on entrevoir pour ce type de gestion?

 

Plus, toujours plus

Il faut remonter aux débuts de l’ère industrielle pour bien cerner l’évolution de la gestion de la production. La production de biens, artisanale depuis des siècles, tend à se concentrer dans des manufactures. Avec l’avènement de la machine à vapeur, de plus en plus de tâches sont effectuées mécaniquement.

Puis, en 1911, l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor publie ses Principes de gestion scientifique (connus par la suite sous le nom de taylorisme) dans lesquels il propose des idées qui auront beaucoup de succès dans l’industrie manufacturière telles que :

  • La décomposition du processus de fabrication en tâches simples et répétitives;
  • La recherche de mouvements et de gestes plus efficaces et optimisés;
  • La rémunération des employés selon leur rendement individuel (salaire à la pièce).

Ces idées visaient à accroître la productivité d’une usine en termes de rapidité et de standardisation des opérations. À cette époque, Henry Ford a adapté et approfondi ces idées dans ses usines de production d’automobiles en introduisant la chaîne de montage. Dans ce mode de production, les idées de Taylor sont appuyées par une attention particulière portée à la séquence des différentes opérations de production, afin d’éliminer les temps morts et que les étapes de production consécutives se trouvent physiquement dans leur ordre d’exécution sur un produit, de façon à ce que le produit se déplace d’une étape à l’autre.

 

Trop, c’est comme pas assez

Cette méthode de gestion a engendré la production en flux poussé, c’est-à-dire qu’une entreprise fabrique son produit à la chaîne en grande quantité et à faible coût pour ensuite chercher à le vendre. Ce type de production comporte cependant l’inconvénient d’être coûteux en entreposage et en inventaire. De plus, les coûts en ressources humaines et en matières premières ne sont pas toujours surpassés par les ventes subséquentes.

Dans les années 1970 et 1980, ces problèmes se sont manifestés de façon dramatique dans plusieurs pays communistes, où l’industrie manufacturière était orientée de façon fournir du travail pour tous, sans pour autant répondre aux besoins matériels réels ni même disposer de marché pour écouler la production planifiée par l’État. Les énormes pertes causées par le gaspillage de ressources et de longues années de production non rentable ont miné l’économie de ces pays et provoqué l’effondrement des régimes en place. À moindre échelle, dans les pays occidentaux, la production en flux poussé a amené une saturation des marchés remettant en question la primauté de la capacité de production comme facteur de croissance d’une entreprise.

 

En commençant par la fin

Un autre mode de gestion de la production a été développé au Japon dans les années 1950. Ce pays devait alors remettre son économie à flot après plusieurs années de guerre conclues par une défaite écrasante. Les industriels nippons, devant rebâtir leurs infrastructures à neuf et ne disposant pas de l’espace de pays continentaux européens et américains, ont mis au point un système de production intégrant leurs contraintes et leur savoir-faire.

C’est ainsi qu’est né l’idée d’un système de production sans inventaire et coordonné par la demande. C’est le début de la production en flux tiré, où on doit d’abord vendre un produit pour commander sa fabrication qui, à son tour, déclenche la demande en matières premières.

À ce type de méthode de production, les ingénieurs japonais ont greffé d’autres facteurs de productivité allant au-delà du problème initial de stockage, tels que le contrôle de la qualité à toutes les étapes de la production et par tous les intervenants de l’entreprise, l’état de vigilance permanente face aux problèmes de production et l’amélioration continue des processus et des produits. Le système de production Toyota, connu aussi sous le nom de toyotisme, constitue le paroxysme de ce mode de gestion.

Dans les années 1980, les succès de ces méthodes en flux tiré ont amené les industries européennes et nord-américaines à s’y intéresser et à les adapter à leur contexte économique et manufacturier, à une époque où le mode de production en place pouvait être à la fois une cause d’inflation et de chômage. C’est ainsi qu’est popularisé le mode de gestion juste-à-temps.

 

Le temps a un prix

Bien que maintenant largement utilisé ou visé, l’organisation juste-à-temps de la production n’est cependant pas sans risques. En effet, ne disposant pas du filet de sécurité de l’inventaire, le manufacturier est dépendant de la capacité de ses fournisseurs à répondre à la demande de ressources en temps voulu. La chaîne de production peut être rapidement paralysée par la défaillance d’un de ses maillons à remplir son rôle. La coordination entre les différents acteurs de la chaîne doit être très poussée et précise. L’utilisation de logiciels de gestion intégrée, tels que Vizco, peut cependant faciliter grandement cette coordination en gérant toutes les données de production et leurs relations souvent complexes.

Un autre problème de la gestion juste-à-temps réside dans les coûts de transport, alors que le produit doit être livré sans délai au fur et à mesure de sa sortie d’usine. Ces besoins de transport nécessitent une importante flotte de camions et sont peu compatibles avec l’organisation des réseaux ferroviaires et maritimes, mieux adaptés au transport de grandes quantités de produits avec peu de véhicules et à intervalles de livraison plus longs. De plus, les préoccupations grandissantes sur les émissions de gaz à effet de serre amèneront vraisemblablement un accroissement de contraintes sur l’utilisation des sources d’énergie fossile.

L’augmentation constante des prix du carburant, jumelée au resserrement des lois de protection de l’environnement, pourrait donc demander des changements importants des modes de transport pour les manufacturiers, comme une utilisation accrue du ferroutage ou d’autres solutions plus efficaces dans l’utilisation des ressources et moins coûteuses en énergie. Ces changements pourraient exiger une refonte du mode de gestion juste-à-temps que les manufacturiers ont tout intérêt à anticiper pour éviter d’en être à la remorque.

 

Demain, c’est aujourd’hui

Les différents modes successifs de gestion de la production tendent à prendre de plus en plus de facteurs en compte. Au temps du taylorisme, on vise d’abord une meilleure productivité des ouvriers et de l’équipement. Ensuite, avec le toyotisme, on s’attaque aussi aux inventaires et à la qualité du produit. La pression qu’exercent actuellement les prix de l’énergie et les contraintes environnementales met la table pour un nouveau courant de gestion de la production et des ressources. En plus des facteurs de productivité déjà considérés, ce courant devrait également optimiser l’utilisation de réseaux de transport existants ou à développer afin d’accroître davantage l’efficacité et la rentabilité de l’industrie manufacturière. C’est pourquoi cette industrie gagnerait à viser l’avant-garde de cette évolution avant qu’il ne soit trop tard pour être juste-à-temps.